Nouvelles formes de communication scientifique et artistique : vers une poétisation de la science ?

 J'ai eu la chance de pouvoir intervenir dans la journée d'étude "𝗟𝗲𝘀 𝘀𝗰𝗶𝗲𝗻𝗰𝗲𝘀 𝘀𝗼𝗰𝗶𝗮𝗹𝗲𝘀 𝗲𝗻 𝗺𝗼𝘂𝘃𝗲𝗺𝗲𝗻𝘁(𝘀). 𝙍𝙚𝙘𝙝𝙚𝙧𝙘𝙝𝙚 𝙚𝙩 𝙨𝙥𝙚𝙘𝙩𝙖𝙘𝙡𝙚 𝙫𝙞𝙫𝙖𝙣𝙩 : 𝙝𝙮𝙗𝙧𝙞𝙙𝙖𝙩𝙞𝙤𝙣𝙨", organisée en juin 2025 à Bordeaux, par le Centre Emile Durkheim, le laboratoire Culture et diffusion des savoirs et l'URFIST de Bordeaux.


J'ai été invitée à faire l'introduction de la journée, introduction que j'ai intitulée : "Nouvelles formes de communication scientifique et artistique : vers une poétisation de la science ?". 

Au-delà du plaisir de partager mes petites réflexions, j'ai véritablement apprécié cette journée et les échanges avec les duos chercheuses-artistes. Plus d'information sur la journée à l'adresse suivante : https://ss-en-mouvement.sciencesconf.org/ Un documentaire sur la journée est en cours de production et en attendant, voici le texte de ma conférence : 

***

La communication scientifique peut s'entendre comme académique, construite dans des formes et des langages normés (format IMRAD, jargon disciplinaire), ou comme médiatique, renouvelée au gré des outils et des formes les plus propices à la traduction de la science au fil de l'histoire et des développements techniques.

Si la communication envers les pairs s'est peu transformée depuis le 19ème siècle et l'avènement des journaux scientifiques, et malgré les développements technologiques, la communication envers le grand public a connu plusieurs mutations, dont la particularité est de ne jamais remplacer entièrement la mutation précédente. Ainsi, elle est vulgarisation, transmission d'un savoir construit par l'expérience de chercheurs-découvreurs. elle passe par des livres, des conférences, face auxquels le récepteur reste passif. Elle fut après culture scientifique, tournée sur les instruments et les outils, demandant au récepteur de l'activité du récepteur une manipulation, mais elle reste centrée sur les savoirs stabilisés qu'il faut absolument connaître. 

Au cœur de ces pratiques médiatiques, l'art n'a jamais été très loin. Dès le 19ème, naît un théâtre scientifique, qui cherche à rendre la science accessible. L'art se voit rapidement convoqué comme outil facilitateur d'accessibilité, traducteur par les sens d'un savoir à connaître et outil de spectacle qui participe du discours de la science comme spectaculaire et en vérité un peu hors de notre portée, magique. L'art est parfois aussi convoqué comme outil d'appel pour montrer la beauté de la nature, de la science, mais toujours sous l'angle du mystère et de la découverte : cette beauté qu'on ne soupçonnait pas. 

Or ce rapport art et science n'est révélateur ni de ce qu'est la science, ni de ce qu'est l'art. La première, la science, se voit ainsi présentée par son résultat stable et non discutable, mais aussi son incompréhensibilité naturelle et essentielle, si elle ne bénéficie pas d'une traduction. L'art quant à lui ne serait lu que par sa capacité à rendre accessible, attractif ou beau, donc comme un outil, un moyen, sans lui conférer sa véritable nature de production de contenu et de sens spécifique. 

Depuis le début du 21ème siècle se développe néanmoins l'idée que art et science doivent pouvoir entretenir un dialogue bien plus fertile pour les 2 et non pas seulement un rapport de traduction de l'une par l'autre. Des festivals comme FACTS à l'UB en sont un exemple : le partenariat doit permettre d'interroger les pratiques des uns et des autres, des scientifiques comme des artistes et doit permettre de faire avancer la science comme de faire voir et dire autrement le monde par l'art. Surtout le dialogue participe de la possibilité de produire aussi bien de la science que de l'art. 

Ce premier mouvement connaît un regain d'intérêt de la part des chercheurs depuis les années 2020 pour 2 raisons. 

D'abord de la mise en visibilité du travail de chercheuses sur le rôle de la fiction dans leur travail de recherche et l'idée que l'art peut être saisi pour penser la science comme pour l'exprimer, sans pour autant la simplifier. De fait, on observe une transformation des modes de recherche : plus créatifs, plus imaginaires. Le prochain numéro de la revue communication des orga porte sur les formes innovantes de la recherche. On y voit que les méthodes transitent d'une discipline à une autre, se transforment, interagissent, etc. au delà des clivages disciplinaires. On y voit une grande diversité de modes de captation du réel et de facilitation de sa lecture, qui invitent à décentrer les regards et les corps (vidéo 360°, escape game, slam) faisant varier les énonciations et les émotions. L'art se voit nouvellement invité en tant qu'il permet ces pas de côté dans l'observation, dans le récit et dans la posture. 

Ce rapprochement art-science a été aussi poussé par la pandémie de Covid19. Celle-ci nous a alerté à la fois sur le niveau de scepticisme envers la science (les attaques contre les sciences sociales sont courantes, et la situation aux USA montre que les choses ne s'arrangent pas) et sur l'importance des chercheurs sur des territoires en crise (sanitaire, climatique, etc. ) pour agir sur des urgences aussi bien citoyennes que scientifiques. Cela a mené à un double déplacement : des citoyens vers la recherche (avec les sciences participatives) et des chercheurs dans la société (avec les label SAPS notamment). Dans un tel contexte, la communication scientifique n'est plus dédiée à l'expression de savoirs stabilisés mais à la narration des processus et d'autre part elle est confrontée au fait de devoir être formulée par des personnes extérieures et donc libérées ou à libérer de nos exigences normées d'académisme scientifique. La créativité devient non seulement nécessaire pour faire advenir ces expressions, mais elle apparaît également comme le point commun à la science et à l'art : des processus qui comptent autant, sinon plus, que leur finalité. 

Ce double lien entre art et science : dans la construction scientifique et dans l'expression, je peux moi-même en témoigner avec notre expérience de slam scientifique / science slamée. Je fais slamer les gens des données d'un autre domaine que le mien en préalables d'entretiens (slam comme méthode de recherche), et je finis en slamant mes propres données (slam comme expression et énonciation de mes recherches). Cette expérience de slam en tant que scientifique ou de science en tant que poète (ce en quoi je ne me reconnais pas cependant) m'a fait prendre conscience de ce que ces deux pratiques en ont en commun, mais aussi de ce que la pratique artistique bouscule dans ma pratique de chercheuse. 

D'abord,  la mobilisation du sensible. Qui dit processus dit les choix, choix des chemins pris. habituellement de ces choix ne sont exprimés que les choix méthodologiques sous leur aspect le plus rigoureux. Mais qui des émotions qui ont présidé à ces choix : déjà le choix du problème traité, mais aussi tous les autres choix, qui se font au fil du processus. Or cela est tû d'habitude. Certes avec la recherche située, nous avons appris à dire qui nous sommes, nous qui faisons le récit d'un parcours scientifique, mais avec l'art, nous nous autorisons à aller vers un deuxième interdit celui de l'énonciation de nos émotions et de nos vulnérabilités. En écho à l'éthique du care, nous nous posons comme vulnérables et concernées. Le sensible que nous mobilisons permet de parler du sensible que nous ressentons, aussi intime soit-il. Or cela change la manière dont on peut ensuite témoigner de notre recherche. Comment encore le faire dans ces colloques scientifiques hyper normés ?

Ensuite, la place du corps. Les arts vivants, les arts de la scène sont des arts où on voit des vivants en train de se mouvoir. Le slam en fait partie parce qu'il y a une dimension hyper physique dans le slam. c'est quelque chose qui vient des tripes et quelque chose qui accroche votre corps. comme la musique (ou d'ailleurs, la danse, le théâtre, et bien d'autres). Ce rapport au corps est quasi inexistant dans la manière dont on énonce la science habituellement, sauf dans le cas de l'anthropo ou de l'ethno où il y a aussi une documentation du rapport au corps dans l'espace. Mais sinon, c'est rare. Or, la science c'est aussi un positionnement de nos corps dans les espaces et les temps que nous décidons d'observer. Parler de ce corps en train de chercher, et faire parler ce corps (et parfois à nos cerveaux défendants) est un changement de posture tel qu'il ne peut que transformer la manière dont on construit intellectuellement nos objets. Aborder un sujet sur lequel on planche par les arts vivants et le corps, transforme fondamentalement nos protocoles (Je pense à Vanessa et son exploration de Smith) et par conséquent la communication de ces protocoles.

Enfin,  la place du vrai et du faux.  Quand on met en mot, image, scènes, etc. on puise dans l'intime et on en dit ce que l'on parvient à énoncer. Quand je raconte pourquoi j'ai choisi le slam, je choisis de raconter ce que je veux ou peux bien réussir à en raconter. Quand je slame sur mon projet de recherche, il y a une part de vérité de mon projet, de vérité de mon émotion, mais il y a une part aussi fictionnelle. Fictionnelle au sens où j'écris la vérité de l'instant dans lequel j'écris. Mon émotion change, se transforme au fil de mes explorations. Je relis ma recherche à des questionnements en lien avec mon inquiétude du moment. Je ne mens pas, mais la poétique se construit au fil de mon récit et de son lieu... Peut-être me comprenez-vous dans mes textes de slam scientifique, peut-être pas. La question n'est pas de faire percevoir toute la vérité de mon être, que je ne fais qu'effleurer, mais de partager mon émotion (en profondeur), ce qui me traverse, ce qui peut du coup nous rapprocher. Alors évidemment, cela rentre en confrontation avec l'exigence de rigueur et d'intégrité de la science. Mais cela pose de toutes façons la question du rapport de la science au vrai. Sommes nous à la recherche de la vérité ? Je ne crois pas. Mais je veux qu'on ait confiance dans le fait que mes recherches sont non seulement de confiance en ce qui concerne le processus scientifique, mais aussi de confiance en ce qui concerne le processus humain qui les soutient.  

Au fond, j'admets que le vrai n'est pas tellement mon problème et que faisant de la recherche, finalement je fais de la poésie, ou alors c'est l'inverse. Je ne sais plus. Avec une certaine inquiétude je me demande si ma science n'en est pas encore plus obscure, parce que poétique ? et puis je me rappelle que pour Césaire, la poésie est une "arme miraculeuse". La poésie offre l'espace imaginaire pour dire ce qui ne peut être dit, autant l'indicible parce qu'intime, que le censuré ou le censurable. Pour dire ce qui ne peut pas être entendu autrement que dans les interstices. La poétisation de la science, c'est une communication scientifique qui cherche à exprimer la science depuis ses interstices, depuis ce qui ne se voit pas pas, depuis ce qui ne dit pas, depuis ce qui est mis sous silence. La poétisation de la science c'est la science qui refait corps, qui ressurgit et qui se prépare à toujours pourvoir continuer à penser le monde parce que cela ne nous est pas possible de faire autrement.

Dans les scènes slam de Bordeaux, vous vous inscrivez sur une liste pour performer votre texte. Il y a un ordre. Mais si l'écoute d'un texte vous arrache les tripes et fait monter en vous le besoin immédiat, physique de partager l'un de vos textes, vous pouvez crier "slam à l'arrache" pour bousculer l'ordre et venir clamer votre poésie, comme une puissance de vie qu'on ne peut arrêter et qui sort de vous violente et apaisante à la fois. On devrait pareillement pouvoir crier "science à l'arrache" quand dans l'ordre bien rangé de nos colloques nous défilons gentiment pour dire ce que nous avons analysé du monde. Mais science à l'arrache, bon sang, science à l'arrache, on devrait expulser comme ça cette recherche menée, qui nous tord les boyaux, qui dit tant du monde et de nous. 

Dans les exemples qu'on entendra aujourd'hui, il y a cette puissance de vie et d'agir, qui me fait me dire que là où il y a poétisation de la science, là où la science s'arrache, nous avons encore la possibilité de construire, dans et par les interstices, un monde commun.

Commentaires

Articles les plus consultés