Rôle social, action sociale, souci et soin : le texte de l'épisode 3 #Bibliocovid19
Bonjour,
Je suis ravie de vous retrouver pour ce troisième épisode de notre séminaire
les bibliothèques en temps de crise, et tout particulièrement en temps de
codiv19.
J'ai eu un souci, je n'ai pas encore pu enregistrer la vidéo, la caméra m'ayant lâchement lâché pendant l'enregistrement. Pour ne pas perdre de temps, voici déjà le texte, pour vous préparer au rdv de cet après-midi. La vidéo viendra, promis.
L’épisode
est consacré à la question suivante : comment pendant cette crise rendre
véritablement service à tous, sans laisser sur le bord de la route une partie
de la population. Pendant les deux ateliers précédents, les participants ont
largement faire part de leur inquiétude concernant les fractures sociales, et notamment
celle qui exclut une partie des usagers n’ayant pas accès à du matériel ou à
des compétences numériques. Il serait à mon sens erroné de penser que cette
question concerne un type de bibliothèque plutôt qu’un autre. Chaque bibliothèque
ou centre de doc a ses services et ses fonds pour répondre à ces enjeux à sa
façon. La question est plutôt de savoir si la question de l’exclusion est
considérée comme faisant partie du rôle des bibliothèques ou si elle est un
contexte à prendre en compte quand nous mettons en place un service pour nous
assurer de son usage le plus étendu possible.
Se
poser cette question revient à se demander si la bibliothèque a un rôle social
ou si elle doit avoir une attention aux questions sociales. J’ai beaucoup de
difficultés avec cette idée de rôle social (beaucoup moins avec celle de rôle
politique), parce que j’y vois la porte ouverte à des missions qui échoient aux
bibliothèques parce qu’aucune autre institution n’a le même souci de
l’accompagnement ou à la célébration de compétences qui pour utiles qu’elles
soient ne relèvent à mon avis pas de notre champ d’expertise. En revanche,
s’intéresser aux questions sociales dans la manière dont nous mettons en place
un service, pour être pleinement un service public, me paraît essentiel.
La
première question sociale, puisque c’est le mot que j’ai utilisé, est peut-être
de définir ce qu’est l’exclusion et ce qui catégorise une personne comme
exclue. Nous pouvons définir assez basiquement que la personne exclue est en
marge d’un groupe. Cela ne dit rien de ce qui exclut. La personne s’est-elle
mise à l’écart ? Le groupe est-il souhaitable ? Ou le groupe a-t-il
exclu la personne ? et selon quels critères de jugement de
l’appartenance au groupe ? A moins que des conditions plus générales
permettent aux individus dans le groupe de rester dans le groupe et que la
perte de ces conditions fasse que le groupe devient inaccessible ? La
notion d’exclusion à mon sens ne nous dit rien, du moins rien des besoins des
personnes et de leur vulnérabilité.
Pourquoi je parle de vulnérabilité, parce
que ce qui me semble bien plus évident à lire en contrechamp de la notion
d’exclusion est l’inquiétude que nous pouvons avoir des personnes et de leurs
besoins quel que soit leur situation d’exclusion, volontaire ou subie, physique
ou morale, importante ou légère, etc. Plutôt que de se focaliser sur
l’exclusion, il me semble donc que se focaliser sur le souci et la compassion
(à propos de compassion, j’ai lu un très bon article-interview de Juliette
Ferry-Danini, docteure en philosophie, spécialiste de la philosophie de la
médecine, dans lequel elle distingue entre l’empathie et la compassion.
L’article sera indiqué dans le libguide du séminaire), donc je disais ce souci
et cette compassion nous permettent davantage d’abord de définir qui a besoin
et avec quel niveau différent de besoin d’attention. Dans l’éthique du care puisque
clairement c’est à cela que je fais référence, la première dimension et phase
de cette éthique repose sur la notion de « caring about » qui est le
fait de se soucier de quelqu’un ou de quelque chose. Ce souci de l’autre est la
reconnaissance de sa vulnérabilité, mais contrairement à la notion d’exclusion,
il n’y a pas les vulnérables et les non vulnérables, voire les invulnérables.
Non, nous sommes tous vulnérables. Il ne s’agit pas de relativiser ou de nier
des vulnérabilités pour soit minimiser la situation des uns, soit victimiser
les autres. Il n’y a rien de pire que le discours visant à dire la vie n’est
facile pour personne et nous souffrons tous, et qui conduit en général à
dire : que chacun se débrouille. Non, il s’agit de dire que le besoin de
soin est absolument partagé, sauf que certaines ont les moyens de faire prendre
en charge leur soin, quand d’autres ne l’ont pas. Tronto, qui est à l’origine
de l’éthique du care politique, dit ainsi qu’il n’y a pas de différence entre
ceux qui ont besoin de soin et les autres, mais « il y a une différence de
continuum entre des degrés de care dont chacun a besoin » (p 51).
Cela me
paraît important pour que développant un service, nous puissions nous demander
non pas qui a les moyens de l’utiliser, mais comment accompagner les
différentes vulnérabilités face à ce service. Proposer un service pour tous,
sera d’abord peut-être travailler sur ce continuum de vulnérabilités et définir
en fonction de ce continuum les besoins de service. En d’autres termes, il s’agit
de nous demander qui a besoin de nous et à quel niveau, afin de définir non
seulement un service, mais encore son adaptation à un cadre spécifique comme
celui du confinement. Pour tous les services numériques, il y a une
vulnérabilité qui sera celle de ne pas avoir accès au service en raison de l’équipement
ou des compétences, mais il y aura une autre vulnérabilité qui sera celle de l’addiction
aux écrans, ou une autre le resserrement de la vie sociale autour de la vie
sociale numérique, etc. Penser ces vulnérabilités permet de se demander si le
service doit être numérique ou pas, s’il l’est comment on y développe ce dont
parlions au dernier épisode à savoir une hospitalité numérique ou comment il peut
intégrer les dimensions de routine et de rythme ; etc.
Ce
souci, cette compassion me semble nous permettre de sortir d’un cadre d’analyse
de l’exclusion qui se contenterait de chercher les conditions pour faire
revenir les individus dans le groupe en distinguant entre ceux qui ont et ceux
qui n’ont pas. Je donne un exemple simple, suffit-il de fournir tout le monde
en ordinateur pour casser la fracture numérique ? Ne faut-il pas en plus
de ce souci matériel, y adjoindre d’autres attentions : comme le fait de
ne pas dématérialiser toutes les procédures publiques ? comme le fait de
valoriser des solidarités autour du numérique qui se mettent en place dans des
voisinages ? etc. En disant cela, je ne cherche pas à rejeter toute action
de solidarité, mais à repositionner cette solidarité dans le champ politique.
En vérité, cette idée du rapport entre le groupe social et la personne exclue
est une des définitions clés de la notion de sociabilité, dont on s’inquiète beaucoup
de la disparition aujourd’hui.
Notre
société ne serait plus ou ne parvient toujours pas à assurer un véritable
sentiment de fraternité entre ses membres, qui assure à chacun de pouvoir être
porté et accompagné par le groupe quand il en a le besoin. En d’autres termes,
notre société est celle d’un groupe social incapable de parvenir à inclure ceux
et celles qui dans leurs parcours de vie se sont retrouvés hors du groupe et
peinent à le rejoindre. Cette vision de la sociabilité, très durkheimienne, est
sous-entendue dans l’idée de république sociale (telle qu’inscrite dans la
constitution française) ou de démocratie sociale. Cette notion signifie que le
groupe social uni par la démocratie ne peut supporter l’exclusion de ses
membres et doit donc mettre en œuvre des actions pour soutenir les individus et
leur permettre de réintégrer le groupe social. Ces actions ont pu être le
développement de la sécurité sociale, les allocations familiales, etc. En
d’autres termes, l’aide sociale. Il convient donc de trouver des institutions
pour faire du social.
Les
bibliothèques françaises se sont saisies de ces problèmes d’exclusion d’abord
par la lutte contre l’illettrisme, ensuite par le développement de
l’autoformation, et enfin par les formations aux compétences numériques,
actions qui toutes positionnaient la bibliothèque comme un point relais dans la
recherche de réintégration par le travail. Le développement de la
dématérialisation des services publics, qui connait un pic depuis 2017 en
France, a déplacé l’action de la bibliothèque dans la formation aux compétences
numériques, non plus comme des compétences alimentant des CV, mais comme des
compétences permettant de bénéficier de l’aide sociale, à laquelle notre
république sociale s’engage. Ces démarches, qui tournent autour de la notion de
solidarité, sont évidemment utiles et légitimes. Et je suis fière de travailler
pour une institution qui a cette idée de l’action sociale et solidaire en point
de mire.
Et
cependant, je crains que si nous en restons là, si nous nous contentons de
penser notre rôle social uniquement de ce point de vue, alors nous risquons de dresser
le portrait d’une institution publique culturelle qui est un simple pivot, un
bras mécanique, chargé de faire basculer les individus de leur état d’exclusion
vers le groupe social, qui faisant cela participe à la délimitation des
contours de cette même exclusion. En d’autres termes : ce qui n’est pas
dedans est donc forcément dehors. Je vois là un modèle de bibliothèque qui est
fort peu critique et qui prend comme définition de l’exclusion toute condition
de vie qui serait en marge des conditions de vie de ceux qui représentent le
groupe social témoin, ce groupe social dont on estime qu’il est l’étalon et la
mesure d’une condition de vie considérée comme bonne et de qualité. Une telle
vision ne tient pas compte des capacités des individus non seulement à ne pas
avoir besoin du groupe étalon pour avoir conscience de leur situation, mais
encore de leurs capacités à trouver des solutions propres à leurs situations. Et
disant cela je ne cherche pas à nier les dominations, mais à dire que
l’émancipation ne se gagne pas qu’en rejoignant le groupe étalon et notamment
sur le plan culturel. Ceux qui s’intéressent à la sociologie et à la
philosophie liront entre ces lignes l’intérêt que je porte à la fois à la
sociologie pragmatique de la critique de Boltanski et à la philosophie de
l’émancipation de Jacques Rancière.
Plus
encore, en disant cela, je propose que la bibliothèque en plus d’avoir le souci
des personnes, intègre également une autre dimension du care, à savoir celle de
« care receiving », celle de la place donnée aux personnes qui sont l’objet
du soin. Cette implication des personnes que l’on retrouve dans la notion d’inclusion
d’ailleurs, implique non seulement que les personnes soient en mesure de dire
si le service proposé répond bien à leur situation de vulnérabilité, on est
dans l’évaluation, mais encore qu’elles participent à la définition du soin
proposé, on est dans la participation, et enfin qu’elles puissent être
entendues sur la valeur des solutions qu’elles même ont pensé et construite
pour faire face à leur situation de vulnérabilité, et là on est dans l’émancipation.
Par
ailleurs, il me semble que nous appuyant sur cette idée de souci et de soin,
nous pouvons aussi resserrer notre action autour de nos expertises. Il y a dans
le care une phase liée au caare giving, qui est l’acte de soigner, de donner
des soins et qui est le travail concret autour du soin. En d’autres termes, le
travail sur les compétences. On peut y voir là deux injonctions : la
première à agir en fonction de nos compétences, plutôt qu’à chercher à agir via
des champs de compétences qui ne sont pas les nôtres ; la seconde est que
l’acte n’est jamais uniquement technique, mais qu’il englobe un engagement dans
le développement des compétences et connaissances qui permettront de donner ce
soin. En d’autres termes, les équipes sont-elles formées pour donner ce soin ?
sont-elles en mesure de rendre un bon soin ? sans cet engagement dans les
compétences, le risque de donner un mauvais soin est grand. Dans notre cas, le
développement spontané du numérique pendant le confinement ne peut que nous
amener à nous demander si les équipes sont préparées, sont en mesure d’exercer
une compétence de sorte de rendre le service adapté à la situation de besoin.
Enfin,
en nous appuyant sur l’éthique du care, nous voyons émerger un dernier point d’attention,
qui est celui du caring for, ou en français celui d’assumer de prendre soin de
quelqu’un ou quelque chose. C’est la
question de la responsabilité. Pour l’illustrer, je voudrais parler d’une autre
définition que nous pouvons avoir de la sociabilité. On pourrait l’entendre,
non plus comme la force qui maintient le groupe social comme groupe, mais comme
l’action individuelle d’interagir avec d’autres, action qui permet à chacun de
définir sa place dans le groupe et possiblement de participer à la définition
des principes et valeurs du groupe. Cette approche-là de la sociabilité est
celle de Simmel. Il nous faudrait donc trouver des lieux et des temps dans
lesquels les individus pourront interagir avec d’autres individus, gagner en
reconnaissance, et en ce qu’on appelle capital social. Il faut donc des
institutions pour faire cette sociabilité de liens.
Le
développement des animations et des événements en bibliothèque, l’enthousiasme
autour du concept de troisième lieu ou de tiers lieu, les réflexions sur
l’accueil et la convivialité sont clairement une réponse apportée à cette crise
de la sociabilité. Cette réponse consiste à dire qu’on trouve à la bibliothèque
des occasions, temps et espaces, de rencontrer l’autre, de le découvrir et
d’être découvert, de faire la démonstration de nos qualités et d’être reconnus
comme ayant ces qualités. Ces actions sont utiles et légitimes. On ne peut
dénier à mon sens l’importance de la reconnaissance des individus et là encore,
je suis ravie d’être partie prenante d’une institution qui a à cœur cette
reconnaissance.
Mais,
il me semble que s’en tenir là n’est pas suffisant. La reconnaissance posée ici
est d’abord celle de l’individu face à un groupe social, qui est restreint au
groupe des usagers. Or, et ne serait-ce que pour commencer, il nous semble que
c’est faire trop d’honneur à la bibliothèque que de croire que la
reconnaissance acquise dans la bibliothèque décoince des problèmes de reconnaissance
dans la société. La bibliothèque n’est pas un microcosme de la société. Sauf
peut-être à une condition. Que la bibliothèque énonce clairement son rôle dans ce
travail de reconnaissance, et soit capable de mettre sur la place publique non
seulement le résultat de ce travail de reconnaissance (Mme X et son histoire,
Mr Y et son histoire, etc.), mais encore soit capable d’énoncer clairement le
défaut de reconnaissance dont souffre notre société et en quoi ces récits
individuels alimentent le récit commun de nos existences partagées. J’y vois d’abord
une prise de position dans l’espace médiatique, j’y vois une prise de risque. Pour
ceux et celles qui en sont familiers ou que cela intéresse, je fais référence
au travail en philosophie politique d’Arendt et de Tassin autour de l’action
politique. J’y vois également la fonction de partage de richesses de la
bibliothèque remise au cœur de son action médiatique et publique.
Pour conclure, nous aurions une
bibliothèque qui atteint pleinement son rôle social à condition que :
·
La bibliothèque porte
attention aux différentes vulnérabilités de ses usagers et de ses non usagers.
·
La bibliothèque assume sa
responsabilité et prenne position sur les déficits de soin de notre société. Ce
qui au passage signifie que loin d’être dé-conflictualisée, cette approche
demande au contraire à ce que la bibliothèque entre de plein pied dans tous les
conflits qui émaillent notre société.
·
La bibliothèque sache
agir et utiliser ses compétences propres pour prendre soin de ses personnes et
détermine dans le temps les compétences nécessaires pour agir.
·
La bibliothèque n’agisse
pas en maître émancipateur, mais s’appuierait sur un dialogue avec les
personnes concernées pour appuyer leurs propres actions par celles de la
bibliothèque, et construire une réponse de soin qui ne serait pas que
descendante, mais en accompagnement.
Penser la bibliothèque à travers l’éthique du care,
c’est se donner les moyens d’une approche des fractures, qui ne soit pas que la
description des dominations à l’œuvre, qui oblige l’institution à prendre
position et qui demande un engagement dans les formes d’actions et les compétences
mise à l’œuvre. C’est peut-être en glissant nous aussi du côté du soin, aujourd’hui en confinement, mais toujours en vérité, que nous pourrons trouver à réaliser
véritablement notre rôle social.
Merci de votre attention.
Je vous propose que nous y revenions pendant l’atelier,
à 15h30 cet après-midi.
Comme d’habitude je remercie l’équipe des animateurs et
animatrices, l’équipe technique et l’équipe de la bibliothèque de l’Enssib pour
leur aide inestimable dans la tenue de ce séminaire. Je remercie également
Marie Martel, de l’université de Montréal, qui m’a proposé il y a 1 an ½ de
travailler avec elle sur les notions de justice sociale et de care. Je n’ai pas
fini de réfléchir à l’usage de cette éthique et sa confrontation avec mes intérêts
sociologiques et philosophique d’une part et avec mes réflexions sur les
méthodes de développement de service en bibliothèque, mais cela commence à
prendre forme. Alors merci Marie !
A tout à l’heure pour l’atelier !
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