Des services aux besoins : décentrer notre approche

Ce texte et celui présenté en introduction à l'épisode 1 du séminaire Biblio-Covid 19, le vendredi 3 avril. Ce n'est pas un texte de recherche, mais un texte d'introduction pour un atelier. Les concepts y sont donc présentés assez rapidement. Par ailleurs, c'est un texte pour une vidéo et non pour un article. Par conséquent, le texte est plein de défauts, mais je préfère le faire circuler tel quel, pour en facilité l'accès pour les personnes qui n'ont pas accès à la vidéo, plutôt que prendre du temps pour bien réécrire tout ça.

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Bonjour,
J’ai vu passer pas mal d’articles de bibliothécaires montrant ce qu’ils font pendant la fermeture des locaux, j’ai vu passer des micro enquêtes sur les besoins des étudiants, j’ai vu passer des infos sur les services proposés, j’ai vu aussi le silence de certaines bibliothèques. Ce n’est pas un reproche.

Cela me fait penser à la chanson et au monologue de « La maman et la putain » de Jean eustache. L’actrice dit : « ce n’est pas un reproche que je fais, la tristesse n’est pas un reproche vous savez ». Je ressens cette tristesse. Elle parle encore, dans le monologue, d’une vieille tristesse qui traîne, c’est celle que j’ai aussi et c’est celle même qui, je pense, m’a amenée et vous aussi peut-être à choisir ce métier. C’est cette tristesse qu’on a quand on ne peut que constater que notre société défaille ou dysfonctionne et qu’on se sent impuissant, incapable d’agir. C’est cette vieille tristesse qui m’amène à vous proposer de travailler dans ce séminaire, non pas à partir de ce que nous pouvons faire, mais à partir des problèmes de notre société.

Pour cette raison, je vous propose qu’on ne travaille pas à partir des services que nous pourrions proposer, mais à partir des besoins. Ce n’est finalement ni plus ni moins que la démarche de conception ou de design de service. Plus encore, c’est une démarche qui s’inscrit dans un rapport de l’institution à ses intentions. Quand je dis ça, je fais référence à John Dewey, philosophe pragmatiste, que certains d’entre vous connaissent. Pour Dewey, nous devons être capables et libres de nous saisir d’un problème que nous rencontrons dans notre société, un problème qui empêche la possibilité de vivre ensemble, un problème que nous allons vouloir résoudre. Le groupe qui est mû par ce problème et qui va chercher à le résoudre constitue un public. Ce public pour résoudre son problème va mener une enquête. Vivre en démocratie, c’est vivre dans un régime qui laisse la plus grande liberté possible à des publics de se constituer et de mener l’enquête. Cette enquête permettra de résoudre le problème et de retrouver le sens de la vie ensemble.

Alors quel est notre problème ? Nous pourrions dire qu’il s’agit de savoir quel est notre rôle aujourd’hui. Très bien. Ainsi, le public serait ce groupe de 1500 bibliothécaires qui vont mener l’enquête par le biais de ce séminaire et des interstices de celui-ci. Nous aurons certainement des pistes de résolution. Et donc nous aurons résolu un problème de vivre ensemble. Ah, attendez. Est-ce que sauver les bibliothécaires de l’ennui est un problème de vivre ensemble ? Je ne crois pas. Revenons à la conception de service. Si notre problème était juste de déterminer à quoi nous servons alors il me semble que nous serions passé à côté de notre mission. 

A quoi servons-nous ? Vous venez de différents pays avec parfois des lois pour les bibliothèques, parfois pas. Vous venez de différents types de bibliothèques. Et néanmoins il nous faut trouver à la fois le problème de la société pour lequel nous voulons participer à la résolution et affronter cette question avec notre identité propre. On comprendra que là se joue un singulier match entre notre éthique personnelle, qui nous fait considérer que certains enjeux emportent d’autres et notre déontologie qui nous fait assigner un sens à nos tâches professionnelles. Les gens qui m’ont eu en cours, et ceux qui ont lu ma thèse jusqu’au bout (merci à ces 3 personnes) savent que je privilégierai toujours la question éthique à celle déontologique. Car je crois que notre appréciation d’une situation repose toujours sur des valeurs qui nous sont propres et avec lesquelles nous dialoguons, notamment pour faire des compromis.

Il s’agit donc d’apprécier la situation que nous vivons avec ce regard double du professionnel interpellé dans son corps de métier et de l’individu interpellé dans son âme de citoyen et ici même d’humain. Trouver notre place dans la résolution de problème signifiera alors non pas chercher à résoudre le problème des bibliothécaires, mais chercher à résoudre un problème et voir quelle part active le bibliothécaire peut jouer. Il s’agit bien de prendre notre place comme acteurs dans la société dans laquelle nous vivons, non pas parce que nous avons a priori un rôle à jouer, mas parce qu’au terme de notre enquête il s’avérera soit que nous avons un rôle spécifique à jouer et noue le jouerons, soit que nous n’avons pas de rôle spécifique à jouer et nous aurons joué notre rôle de citoyen d’arriver à le savoir.

Alors comment mener cette enquête ? Il convient d’abord d’identifier le problème. Pensez problèmes sociaux, économiques, etc. Par exemple. Ne pas pouvoir télé travailler n’est pas un problème. Ce qui fait problème, c’est par exemple le fait que dans notre société pouvoir télétravailler détermine des conditions et des modalités d’isolement ou de non isolement. Dans notre société, l’isolement est un problème. Télétravailler est juste un des éléments symptomatique du risque d’isolement.

Ceci me fait penser à Bertrand Calenge et à un de ses textes de 1998 sur la bibliothéconomie. Il y compare la bibliothéconomie avec la médecine et dit qu’il nous faut identifier les situations de dysfonctionnement et tâcher de les résoudre par un traitement approprié en termes de fonds, pour lui services et collections. En d’autres termes, cherchez les anomalies, cherches les symptômes, les dysfonctionnements, et remontez jusqu’à la maladie. Nous sommes tous bien au fait en ce moment que les symptômes de deux maladies peuvent être identiques. Seul le bon diagnostic permettra qu’on vous sauve ou pas. Listez les symptômes, posez vos diagnostics, proposez un traitement. Comprenez aussi qu’une maladie n’arrivera pas de nulle part. On ne peut appréhender une situation dysfonctionnelle sans comprendre les causes de cette dysfonction. Le confinement est un contexte.  Peut-être pour comprendre comment ce contexte crée des situations de dysfonctionnement il est utile de se référer à la pyramide de Maslow. Je ne suis pas spécialiste de l’analyse des besoins, je vais donc m’appuyer sur cet outil qui vaut ce qu’il vaut.

niveau 1 : La pyramide dit qu’il y a des besoins physiologiques : manger, dormir, etc. en France pur l’heure, ce besoin n’est pas directement en danger, et néanmoins nous sommes inquiets, d’abord parce que l’approvisionnement est risqué, ensuite parce que certains produits disparaissent des étagères, etc. La situation actuelle crée un temps d’inquiétude et de peur autour de la réalisation dans l’avenir de ce besoin.

Niveau 2 : le besoin de sécurité : la santé, le travail, la sécurité. Il est très clair que ce besoin est mis à mal en ce moment et que cela crée non seulement des peurs (est-ce que je vais être malade ?), mais des doutes (est-ce que mon travail sert à quelque chose ?).

Niveau n°3 : les besoins sociaux : famille, amis, intimité. On ne peut que constater une différence très nette de situation de confinement entre ceux qui sont seuls et l’étaient avant, ceux qui sont seuls du fait du confinement pour des raisons x ou Y, ceux qui sont bien accompagnés mais manquent d’intimité, ceux qui sont mal accompagnés dans ce confinement, etc. Là encore inquiétude et peur marquent la possibilité de réalisation de ce besoin actuellement.

Niveau 4 : l’estime, qui correspond à la confiance et au respect. La confiance dans l’état est très faible en ce moment. Et comprenez bien que nous institutions sommes aussi l’état. Il faudra que nous nous interrogions sur cela.

Niveau 5 : Et enfin l’accomplissement. Quelque chose à quoi on arrive quand tous les besoins sont plus ou moins résolu. Cette injonction très forte qu’on a en ce moment à pouvoir se réaliser à profiter du confinement pour pouvoir enfin se réaliser, n’empêche pas qu’en vérité il soit à peu près impossible de se réaliser quand l’ensemble des besoins qui permettent de grimper à ce niveau-là sont mis à mal.  L’express titrait l’autre jour : « Temps de confinement : l’ennui est une chance ». Il y a une espèce de volonté de se sortir et d’arriver à faire coïncider tous les échelons de la pyramide en même temps et soyons clair c’est totalement impossible.

Dans les exemples donnés dans cette pyramide, plusieurs choses ressortent :  l’inquiétude, la confiance, l’ennui. Dans un article sur Médiapart, Nathalie Achard parlait ces derniers jours de « la peur, le doute, l’ennui ». C’est dans la manifestation de ces  affects que l’on sent combien finalement ce confinement remet en question non seulement toute la pyramide des besoins,  mais rend difficile d’atteindre les étapes les unes après les autres.

De l’analyse de ces besoins, vous pouvez tirer des éléments pour vous permettre de définir le problème que vous voulez résoudre et chercher à en exprimer les situations symptomatiques. Alors J’aurais voulu vous parler longuement de l’ennui, du doute et de la peur, mais ça vous le ferez dans l’atelier, je voudrais partager quelques remarques sur comment on passe de l’analyse des besoins à l’analyse des problèmes. Nathalie Achard écrit dans son texte : « lorsque j’ai peur, je réduis aussi ma capacité à intégrer l’autre dans mes choix. » Vous comprenez là que le confinement et la maladie sont un contexte d’émergence de la peur et que dans ce contexte se créent des situations de délitement du lien social.

On a une maladie, des symptômes, on a un contexte, un confinement, etc. et on a à la fin un problème plus général du délitement du lien social. Notre problème est toujours de voir comment continuer à faire société. En quoi la peur, l’ennui, le doute instillent en nous ou créent en nous des comportements qui mettent en danger la possibilité de vivre ensemble. Voilà ce que nous cherchons. 
Nous le cherchons comment ? Normalement nous le cherchons en enquêtant. On fait des entretiens, on fait des observations, on lance des questionnaires. Vous pouvez mener tout cela. Observez-vous ! Vous êtes vous-même aux prises avec cette situation. Parlez à vos proches, observez-les. Envoyez des questionnaires à vos usagers. Certains d’entre vous l’ont déjà fait. 

Ce qui est important de voir que mener l’enquête c’est à la fois se décentrer et se repositionner au centre. C’est s’extraire tout en étant absolument là. Dans un texte sorti il y a quelques jours, Vincent Chappe fait un parallèle entre méditation et enquête pragmatique, en référence à John Dewey. Il y a quelque chose de tout à fait réaliste dans ce qu’il expose. Quand on médite on s’extrait du problème non pour le réduire et le dénier, mais pour se repositionner dans un autre centre. Pour ma part, je fais de la recherche avec des bibliothécaires, quand je parle avec des bibliothécaires, la plupart de mes amis sont bibliothécaires, une part de moi ne peut s’empêcher de prendre des notes, parce que je fais de la recherche sur les bibliothèques. En ce moment quand je parle à me frère et sœurs (j’en ai plein), une part de moi vibre avec eux, l’autre prend des notes. Je m’extrais parce que j’enquête. J’essaye de voir, hors de l’affect que j’ai pour leur situation, j’essaye de voir quelle est cette situation. De quoi ils me parlent. De quoi leur situation est-elle le symptôme. ? C’est cette enquête que je vous invite à faire, d’abord sur vous-mêmes : de quoi suis-je le symptôme quand j’essaye de faire du levain ? Ensuite sur mes proches : de quoi est le symptômes cet ami qui me recontacte. Ensuite vos usagers : de quoi est le symptômes cette personne qui nous pose telle ou telle question ?

L’enjeu est de ne surtout pas répondre par : « vite proposons à Raphaëlle un livre sur le levain. Vous ne feriez que mettre du sparadrap sur une plaie ouverte, si vous vous arrêtez là. Parce qui en fait soyons clair, si je veux faire du levain, c’est que j’angoisse grave et que plutôt que penser à tout ça, je me dis qu’un petit levain, ça ne mange pas de pain. En vrai, j’ai arrêté avec le levain, parce que maintenant j’ai un nouveau projet, ce séminaire. Au passage merci pour cette séance de psychanalyse ; ça me fait beaucoup de bien…

Bref, menez votre enquête avec les moyens qui sont les vôtres, puis voyez ce que vous pouvez faire. Mais que pouvons-nous faire ? Comment déterminer ce que nous pouvons proposer comme action ? je vous ai parlé d’éthique et d’intention, c’est que dans cette réponse que nous allons faire nous devons déterminer là où agir est un agir bibliothéconomique. La grande difficulté est que nous sommes dans une crise qui appelle à de nombreuses reposes en terme de transmission d’information et de savoirs choses dont nous sommes spécialistes, mais chose aussi très bien partagée par d’autres. Par exemple, mercredi était le 1er avril, j’ai puisé plein d’idée pour faire des poissons, pas pour mon plaisir personnel, mais pour celui de la fille, d’abord la maîtresse a envoyé plein d’images de petits poissons et ensuite par la newsletter d’une marque de fringues qui gère sa communication de fermeture par des propositions d’activités. Je me suis dit "elle est chouette cette nouvelle bibliothèque !".

Nous ne sommes donc pas les seuls à transférer de l’infos. Mais que sommes nous les seuls à faire ou à savoir faire ? Saurions-nous le définir ? Saurions dans cet exercice dessiner ce qu’est une bibliothèque ? Les réponses que vous apportez à cette question vont dessiner un modèle de bibliothèque. Je suis impatiente de voir cette identité se mettre à l’œuvre. Reprenons mon exemple et mon problème de levain, si vous le voulez bien.

Soit vous considérez que je souffre d’ennui, de rupture psychosociale de l’état d’existence et de vivre et qu’il convient de m’occuper, alors me fournir des ressources sur le levain semble une bonne idée, mais que pouvez-vous apportez à cette action de plus que le blog de cette boulangère, que le site d’un super marché qui m’envoie ses recettes, que ma pote qui fait son pain, etc. Je sais ce que je gagne dans cette transaction, mais vous, qu’est-ce que vous y gagnez ?

Soit vous considérez que mon problème est celui de la peur et de l’angoisse de la transformation de mon monde et que pouvez-vous m’apporter ? peut-être des informations vérifiées ? Je ne sais pas, c’est à réfléchir. Et quand vous aurez définit ce que vous pouvez faire pour moi, quand je dis « moi », je veux dire « pour tout le monde », et défini ce qui vous est aussi utile dans la transaction, alors il conviendra de se demander si ce service que vous me proposez est nouveau ou pas, s’il existe déjà et s’il existe s’il faut l’adapter ou pas, et quels en sont les freins et les facilitateurs.

Alors il ne me restera plus qu’à faire une belle synthèse de tout cela et vous dire ce que nous, 1500 bibliothécaires, avons proposé d’être et d’incarner en cette période, pour prendre une part active dans la résolution de cette crise et dans la construction d’un mode commun.

Merci de votre attention pour cette introduction.

J’arrête donc ici la vidéo. J’ajouterai les sous-titres dès que je saurais faire ; Je vais de ce pas aller taper le texte et vous envoyer le lien ave es consignes de l’atelier et les liens vers les outils. Sommes-nous en train de réunir une équipé d’animateurs pour travailler avec vous pendant l’atelier. Merci de votre écoute, merci de jouer le jeu de l’atelier, merci à l’Enssib pour sn aide, et merci à Benoit Vallauri et Benoit Roucou pour avoir travaillé jusque très tard hier pour tout préparer.
A tout à l’heure sur nos outils.
Merci beaucoup.
Raphaëlle


PS : toutes les références sont disponibles sur le libguide préparé par l'équipe de la bibliothèque de l'Enssib et tout particulièrement par Pierre Moison. Merci à eux, également. 

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