Les bibliothèques et le trouble : 8ème et dernier épisode de #BiblioCovid19
« Les bibliothèques en temps de crise : que nous aura enseigné cette année 2020 ? »
Bonjour,
Notre séminaire touche à sa fin. Le dernier rdv se tiendra le vendredi 18 décembre à 14h, soit aujourd’hui. Au tout départ, j’avais annoncé que le 10ème épisode répondrait à la question : « La bibliothèque et la société : sommes-nous d'utilité publique en temps de crise ? ». Il s’agissait après avoir fait 9 épisodes thématiques de conclure. Nous n’avons finalement pas suivi le programme initial[1] du fait du déconfinement, du reconfinement, de la masse de participants aussi qui m’a amenée à faire ce séminaire sur un temps bien plus long que celui initialement prévu. Nous n’avons pas suivi le programme, mais il est quand même temps de conclure, non pas pour mettre un terme aux réflexions entamées, mais au contraire pour ouvrir de nouvelles pistes de réflexions et d’actions.
Je voudrais donc aujourd’hui partager
avec vous quelques réflexions sur ce que la situation, que nous vivons depuis 8
mois si on part du 1er confinement ouvre de perspectives pour les
bibliothèques. Je tiens à préciser que c’est un premier pas de défrichage de
concepts et non une pensée toute bien ficelée que je vais vous livrer.
J’explore des pistes et j’en abandonnerais peut-être certaines, si elles ne
fonctionnent pas pour étudier ce qui m’interpelle. Je partage avec vous une
réflexion véritablement en cours, tout à fait au présent.
Pour réfléchir à ces questions,
je me suis appuyée sur mon travail de thèse de doctorat[3],
soutenu il y a un an, et dans lequel j’essayais de comprendre les intentions
qui menaient les bibliothécaires à proposer des actions participatives à et
avec leurs publics. Ceci me menait à identifier 3 types de crises dans
lesquelles les bibliothécaires se trouvaient contraints et limités dans la
possibilité de mettre en œuvre leur mission, et dans lesquelles dès lors ils
faisaient l’hypothèse que la participation serait un outil susceptible d’y
parvenir. Je suis sortie de cette thèse avec deux convictions : d’abord
que la bibliothèque est essentielle et ensuite que la participation est un
outil utile bien que non suffisant, mais qui ouvre de véritables opportunités
pour les bibliothécaires de repenser leur action sur le monde. Je finissais la
thèse en disant que la bibliothèque jouait un rôle dans la construction de la
démocratie de demain.
Puis, quelques mois après vint la
pandémie et son cortège d’interdictions et de distanciations physiques et
sociales. Les bibliothèques ont très vite été fermées en France, et je me suis
demandée si je ne m’étais pas totalement fourvoyée avec mes histoires de
bibliothèque essentielle et de participation. Car voilà une crise, qui appelle
à définir ce qui est indispensable et essentiel et qui, au premier abord et
finalement au dernier, sauf je dirais pendant la parenthèse enchantée du premier
mois de confinement, renvoie les individus et les institutions vers un chacun
pour soi et sa vie, bien éloigné de ce que la participation fabrique de citoyen
actif, acteur politique, en représentation sur la scène politique de notre
existence partagée en démocratie. Si les bibliothécaires ont fait le choix du
participatif pour sauver leurs missions, et si le participatif devient
impossible, est-ce que les missions sont vouées à l’échec et dans tous les cas
est-ce que cela a la moindre importance ? De quoi avons-nous, nous
citoyens, besoin quand le monde vacille ? De la bibliothèque et si oui,
pourquoi ?
Pour réfléchir à ces questions,
j’ai proposé à la communauté professionnelle francophone, donc à vous chers et
chères collègues du séminaire « Les bibliothèques en temps de crise, la
crise du covid 19 », aka #bibliocovid19, de se joindre à moi pour un temps
d’échange sur ces problèmes. Nous avons mené 7 rencontres depuis le 1er
avril dernier. La dernière rencontre a eu lieu le 13 novembre. Avant chaque
rencontre, j’ai essayé de réfléchir à un aspect de ce que cette crise interpelle
dans notre manière de faire la bibliothèque aujourd’hui. Ainsi nous avons parlé
des besoins de la bibliothèque et de son rôle en situation de pandémie, nous
avons parlé espace public et hospitalité numérique, nous avons parlé rôle
social, care et continuum de vulnérabilité, nous avons parlé de réouverture,
nous avons parlé du monde de demain, nous avons parlé de changement climatique,
nous avons enfin parlé des incertitudes et des convictions. Une belle litanie
de ce qui nous fait souci ou problème dans la société actuelle, problèmes
amplifiés par la situation sanitaire et ses conséquences économiques, sociales
et politiques[4]. Nous
étions donc réunis pour parler de crises.
Pour arpenter ce nouveau chemin,
j’ai beaucoup reparlé de Bertrand Calenge[5]
pour qui le rôle de la bibliothèque est d’identifier dans la société des
anomalies de savoir et de proposer contre celles-ci des traitements adaptés en
matière de collections comme de services. Il voit les bibliothécaires comme des
médecins qui inventent et proposent des thérapeutiques individuelles à effet
collectif. Ainsi, un certain désengagement social et citoyen peut-être le
symptôme d’une déficience d’accès et de partage de l’information, et la
bibliothèque va travailler à améliorer pour chacun cet accès et cette
possibilité de partager. Par exemple, la bibliothèque mettra en place des
ateliers pour lutter contre l’illettrisme.
J’ai parlé aussi de David Lankes
pour qui le rôle de la bibliothèque est d’améliorer la société par les
connaissances et les conversations entretenues par les idées, les documents,
les humains[6]. Il voit
dans son cas les bibliothécaires comme des stewards. Aujourd’hui, on penserait
plus aux soignants, qui facilitent la vie des individus confrontés à des
problèmes et en améliore par-là l’expérience. Lankes donne dans un de ses
livres[7]
un exemple en contexte hospitalier qui illustre parfaitement cette idée.
Hospitalisé pour une maladie grave, il se retrouve après le passage du médecin
à faire des recherches sur internet pour trouver des infos sur sa maladie et se
féliciter d’être un professionnel de l’information pour réussir à trouver une
information de qualité sur son propre état de santé, en pointant le fait que tout
le monde n’a pas un doctorat en sciences de l’info et qu’à l’étage au-dessus,
en pédiatrie, toute annonce d’un diagnostic à une famille se fait en présence
d’une bibliothécaire qui ensuite va chercher l’information nécessaire sous
forme d’ouvrages pour les enfants et d’ouvrages pour les parents pour
comprendre la situation et les informations. Et de dire : il faut ce même
service à l’étage en dessous.
Dans les deux cas, ces deux
auteurs constatent un problème : anomalie pour l’un, déficit pour l’autre.
Pour Calenge, il y a une anomalie, un cas où la société ne fonctionne pas et
n’assure plus son rôle inclusif, fédérateur et en d’autres termes ne permet
plus le vivre ensemble puisqu’elle ne parvient pas à faire revenir les exclus
au sein du groupe social. Calenge écrit : « On assiste à la naissance de la bibliothéconomie lorsqu’il s’agit de
mettre en œuvre les moyens collectifs, via la collection et les
services, de résoudre auprès des individus de tels dysfonctionnements
(d’appropriation du savoir) à incidence collective, et, par conséquent,
lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre (toujours au niveau de la collection et des
services) les moyens de les prévenir. Sans ce passage à l’a-normalité
collective des anomalies de connaissance individuelles, pas de développement de
la bibliothéconomie. »[8].
Pour Lankes, la société
fonctionne, mais ne prend pas suffisamment soin des personnes, avec pour même
effet une rupture de ce qui lie les personnes dans la société. Dans les deux
cas, ce qui active l’action bibliothéconomique est l’identification d’une
situation qui conduit brusquement ou insidieusement à une rupture de la possibilité
de vivre ensemble. Pour ces deux auteurs, Il convient donc d’identifier des
crises du vivre-ensemble pour montrer comment agissent les bibliothécaires. Et
c’est dans cette perspective que j’ai construit la structure thématique du
séminaire.
Ainsi donc, de ma thèse au
séminaire, j’essayais de penser la bibliothèque face à des crises qui ont un
impact sur l’espace public, sur le service public inclusif, sur le débat
public, etc. J’essayais en d’autres termes de penser la bibliothèque à partir
des problèmes rencontrés et d’en observer les solutions trouvées par les
bibliothécaires à la fois pour assurer leurs missions dans ses conditions et
peut-être résoudre ces problèmes. Cela parce que je quelque part, j’ai identifié
la notion de crise avec celle de problème. Non pas que j’ai cru à cette
identification, mais parce que j’ai eu le sentiment que les problèmes
identifiés par les bibliothécaires étaient en général les crises rencontrées
par la société. Pendant mon travail de doctorat, j’ai tourné un peu autour de
cette question. Je voulais garder vive la notion de problème et d’intention,
qui m’inscrit dans une perspective deweyienne (John bien sûr, pas Melvil), et
je n’arrivais pas à l’extraire de la notion de crise qui me revenait
constamment quand je cherchais à identifier les problèmes. Je sentais là une
limite, mais je l’ai mise de côté considérant que je n’avais pas les outils
pour y travailler à ce moment-là. Cette conclusion est peut-être pour moi
l’occasion de glisser de ce rapport problème-crise dans lequel j’analyse le
rôle de la bibliothèque, pour trouver une autre équation qui coïncide davantage
avec non pas tant ce que j’observe de la bibliothèque, mais ce que je lui
souhaite.
Ce choix fait écho au fait d’avoir
réalisé, comme expliqué dans l’épisode 3 et 6, que cette crise, si elle prend
une tournure particulière avec la pandémie, notamment dans le fait qu’elle
touche tout le monde, n’est pas une situation nouvelle pour plein d’humains qui
ont connu une forme d’exil de la société : l’emprisonnement, la maladie,
l’extrême pauvreté, les bouleversements culturels. En d’autres termes, la crise
qui nous touche n’est pas nouvelle en tant qu’expérience, elle est nouvelle en
tant qu’expérience partagée. Et si au fond cette crise nous permettait d’ouvrir
les yeux sur d’autres manières d’habiter le monde ? Et si finalement il
nous fallait nous intéresser non pas tant à la dite crise qu’à ces
manifestations d’être au monde et d’agir face à des problèmes pour redéfinir le
rôle des bibliothécaires et la bibliothéconomie ? Il s’agit donc peut-être de refuser
de penser le monde à partir de la crise et de résister à cette dénomination. Il
ne s’agit pas de dénier les difficultés, mais de refuser ce que l’usage de la
notion de crise appelle de compromis sur des points qui devaient appeler à une
certaine intransigeance (libertés par exemple) ou de repli individualiste de
protection. De nombreux chercheurs, notamment qui travaillent sur les peuples
autochtones arctiques, essayent de montrer qu’il y a des discours de résistance
à la crise, qui revient aussi à refuser la temporalité dans laquelle on traite
des problèmes. Reprenons l’exemple donné précédemment de l’enfermement lié à la
pandémie. Il y a un peuple autochtone au Canada qui vit sur une banquise
rattachée par la glace à une ville de taille plus importante. La fonte des
glaces rend aujourd’hui impossible de traverser et de rejoindre la ville. Il y
a une véritable distanciation physique. Totale. Ce sont des expériences comme celles-ci,
des manières d’habiter le monde, de comprendre comment ces gens vivent cette
situation, trouvent manière et moyen de créer et de repenser les ponts entre
eux et la ville, qui doivent nous interpeller. Qu’est-ce que cette expérience
nous apprend à nous qui sommes enfermés pendant le confinement ? Que
pouvons-nous faire de cette expérience ? Il ne s’agit pas de sanctifier
leur expérience, mais peut-être de voir qu’il y a d’autres manières d’être au
monde et de penser les informations, et de voir comment on peut résister à
l’idée fausse que notre normalité est la règle. Natassja Martin, anthropologue
justement spécialisée dans les peuples arctiques, répondait cette année à une
interview du Monde[9] dans
laquelle elle disait : « Evidemment, il ne s'agit pas d'importer en
Occident une cosmologie animiste pour répondre à la crise systémique à
laquelle, nous aussi, nous faisons à présent face. Mais il est urgent de
pluraliser les réponses face à l'incertitude».
Peut-être aussi que cela signifie
qu’il nous faut penser le monde dans le présent, plutôt que dans le demain, ce
qu’appelle toujours la notion de crise. Le présent, c’est aussi ce qui est
sous-entendu dans la notion de résilience : comment on continue de
vivre ? Nous sommes dans une même
situation vis-à-vis du climat. Je crois qu’il ne faut pas chercher à résoudre la
crise climatique, car c’est un leurre de croire que la situation est réversible.
En refusant un discours de crise, nous pouvons peut-être entamer un autre récit
de comment vivre aujourd’hui dans cette transformation climatique, en résistant
aux injonctions capitalistes, qui nous mènent à penser que le mieux est à
venir, qu’il faut y mettre de l’argent, et que par conséquent il n’est pas
utile de transformer nos manières de vivre. La bibliothèque se retrouve elle
aussi prise dans cette pensée de la crise. L’ouverture des bibliothèques
pendant le second confinement ne lasse pas de m’étonner. Il n’a été expliqué
nulle part pourquoi il fallait ouvrir les bibliothèques. Les librairies ont été
ouvertes et les bibliothèques avec, mais pas les musées. Faut-il comprendre que
les bibliothèques sont plutôt du côté des librairies, donc du livre, que des
musées, donc de la culture ? ou plutôt du côté de la chaîne économique du
livre que des institutions culturelles faisant œuvre de loisir (au sens le plus
positif et politique du terme) ? qu’on ne me dise pas que les
bibliothèques réouvrent parce que des gens ont besoin de loisirs, mais
seulement de loisirs qui se vivent chez soi, comme la lecture et non en
public comme les musées, parce qu’alors les services de bibliothèque à emporter
seraient suffisants. Non, la réouverture des espaces signifie bien plus que
l’accès aux collections, mais elle signifie quoi ? Est-ce que la
bibliothèque est vue comme un espace qui sera fréquenté par ceux et celles qui
ne peuvent pas rester chez eux ? Parce qu’ils n’ont pas de chez eux ?
Parce qu’ils n’ont pas internet ? Parce que chez eux la violence familiale
pousse à chercher d’autres espaces plus sécurisés et sécurisants ? Pour
mes collègues qui voient dans la bibliothèque le lieu d’un rôle social
exacerbé, la reconnaissance de ce rôle sera positive. Sauf que cela
signifierait qu’on réouvre la bibliothèque parce qu’il y a des problèmes
d’exclusion dans la société. Comme si rouvrir la bibliothèque résolvait
l’exclusion en offrant des occasions de s’en extraire temporairement. Et soyons
honnête si nous reconnaissons qu’il n’y a pas d’espaces pour ces personnes,
est-ce que cela justifie l’existence de la bibliothèque ou est-ce que cela
justifie la mise à disposition d’espaces publics ? Justifier l’existence de la bibliothèque sur
des crises, comme la crise économique, la crise sanitaire, etc., me paraît nous
faire passer à côté de ce pourquoi nous aurions besoin de quelque chose comme
une bibliothèque et qui du coup rend l’ouverture nécessaire. Comprenons-nous
bien, je ne dis pas qu’il n’y a pas de raison d’ouvrir, je dis que nous devons
être capables de définir cette raison et ensuite de tâcher de l’incarner. Je
crois sincèrement que les bibliothèques doivent ouvrir, mais parce que ce qui
en fait leur caractère indispensable est de résister à la crise, de la refuser
et de proposer pour les publics et avec les publics des parcours de savoir et
d’ignorance dont nous avons besoin pour construire la manière dont nous voulons
habiter le monde, comme je le disais précédemment.
Parler d’habiter le monde met
directement l’individu dans un temps et un espace partagés. Temps partagé parce
que nous n’habitons pas un monde neuf. Nous habitons un monde qui a un passé et
qui aura un futur. Nous habitons un monde qui est empreint de toutes les existences
précédentes. Donna Haraway, dans un livre dont je vais beaucoup
reparler « vivre dans le trouble »[10],
parle de temporalité verticale. Nous nous construisons sur le passé et le futur
se construit sur nous et non après nous. La responsabilité qui nous incombe est
double : comprendre sur quoi nous reposons et avoir conscience de ce que
nous laissons comme fondations pour les suivants. Vous aurez compris qu’ici il
ne s’agit pas seulement de l’état dans lequel on laisse le monde, mais de
l’état dans lequel on laisse aussi la manière dont on pense le monde. Mais
sommes-nous capables d’entendre le récit de ce qui a participé à la
construction de ces fondations sur lesquelles nous construisons notre
monde ? Les critiques actuelles contre les études décoloniales,
féministes, etc. me laissent penser que nous en sommes loin. Le refus de
l’écoute est non seulement un déni de passé, mais un déni de futur. Il est
surtout un déni de présent. Il signifie aussi que nous ne sommes pas prêts à
entendre les voix de ceux qui ont une autre expérience du monde, bien que
simultanée. Or comme je le disais, temps partagés, mais aussi espaces partagés,
parce que nous n’habitons pas un monde, seuls. Nous l’habitons en tant
qu’humain avec d’autres humains, mais aussi en tant qu’humains avec d’autres
espèces. Autres humains comme autres espèces expérimentent tout autant ce monde
que nous le faisons. Il ne s’agit donc pas seulement de responsabilité
vis-à-vis d’un monde qu’on laisserait, mais bien de légitimité des différents
récits qui ne peuvent se faire au présent de la manière dont on habite le
monde. Donna Haraway dit : « Quelles
sont les histoires que des temps humains et non humains charrient ? Quelles
histoires constituent et traversent notre façon de voir le monde ? »[11].
Ou pour citer Natassja Martin : « Nous
n'avons pas encore métabolisé la catastrophe écologique, ni mis en récit
l'incertitude de nos temps désorientés. Nous manquons d'histoires, nous vivons
une crise du récit. »[12].
Par histoire, on parle donc bien
ici des récits, des narrations, de ces explorations du monde par le langage, et
certainement comme ajouterait Lankes par la conversation. Car c’est peut-être
là que la bibliothèque peut jouer un rôle indispensable. Peut-être que notre rôle
de prescripteur revient finalement à lâcher prise et admettre que cette prescription
ne prend de sens que dans une société que nous ne maîtrisons pas et dont nous
ne sommes pas les seuls pourvoyeurs d’intelligibilité. C’est ce que j’ai essayé
de dire dans l’épisode 7 du séminaire en disant que nous pourrions imaginer la
bibliothèque non plus comme un lieu de savoirs, mais comme un lieu d’ignorance
dans lequel on part à la découverte des possibilités de construction des
modalités de vivre ensemble et donc à la découverte des multiples récits du
fait d’habiter le monde. De même que les Golems de Terry Pratchett ont besoin
de mots pour pouvoir vivre, l’apport de la bibliothèque est peut-être d’abord
celui-ci : celui du conteur qui offre des récits variés, et multiples,
susceptibles de nous inspirer. Il s’agit alors de « renouer avec les puissances du récit littéraire permet effectivement de
médiatiser d'autres ontologies que la nôtre et, surtout, de faire sentir au
plus grand nombre ce que peuvent être les relations, les émotions et les mondes
qui nous traversent en tant qu'anthropologues »[13]
pour reprendre les mots de N. Martin.
Pendant le deuxième confinement,
la bibliothèque municipale de Metz a fait une petite vidéo où les habitants
disent pourquoi ils pensent la bibliothèque essentielle en ce moment. Et ils
répondent : besoin de lire, besoin de culture, besoin de m’évader. Je me
disais que la bibliothèque n’a pas pour fonction de juste répondre à ces
besoins, mais d’y répondre pour que nous puissions habiter le monde ensemble :
offrir des lectures, des cultures, des occasions d’évasion dans l’ensemble des
récits. Il s’agit alors de rendre visible ces récits, de manifester « la multiplicité des pratiques collectives
dans lesquelles des alliées rendent ensemble capables de répondre à une
situation de destruction »[14].
(Laura Aristizabal Arango). Lankes disait la même chose à propos des
bibliothèques de Ferguson : « Les
bibliothèques ne sont pas contentées de proposer un espace constructif, elles
ont ajouté de la profondeur à la compréhension du monde et donné à la communauté
une chance de respirer, de faire son deuil, de réfléchir et ensuite d’agir et
de s’exprimer »[15].
Lankes parle alors de participer à la fabrication d’un récit commun, le récit
de la communauté. Il me semble qu’il nous faut nous intéresser à ce rôle de la bibliothèque
dans cette mise en visibilité des récits. Je voudrais aborder cette question
depuis deux entrées distinctes.
La première est vis-à-vis des
collections :
Il me semble que l’enjeu principal
de cette mise en récit est d’abord de reconnaitre les récits qui existent, de
pouvoir reconnaitre la légitimité des récits qui sont proposés. Pour avoir
beaucoup travaillé sur les questions de participation, j’ai toujours été étonnée
du fait qu’en bibliothèque les produits des activités participatives sont
rarement, sauf exception vraiment notable et je pense notamment à la
bibliothèque de Languidic et son excellent travail sur ces questions, intégrés
à la collection de la bibliothèque. J’ai donné dans ma thèse l’exemple d’un
très beau travail mené dans une bibliothèque, avec des associations et des
habitantes, sur la construction d’une carte des mémoires lesbiennes et
féministes locales. Les participantes ont partagé des documents, construit une
carte, ont fait appel à leur mémoire, ont raconté leurs histoires. Ce sont
leurs récits qui ont aussi fait l’histoire de cette ville sur le plan de
l’activisme féministe et lesbien. Il y avait plusieurs enjeux dans ce
projet : partager cette histoire, apprendre à utiliser des outils collaboratifs,
apprendre à mette ces informations sur internet, etc. Mais l’atelier fini, la
carte a disparu. Elle n’est plus visible ni dans la bibliothèque ni dans le Facebook
de l’événement. Il n’y en a plus aucune trace. Parmi les raisons à la
disparition de cette carte, le fait qu’il s’agisse d’un document non fini.
Mais qu’est-ce que cela veut dire
de la finitude d’un récit ? Le récit de ce qu’il se passe, de ce que nous
sommes en train de vivre, le récit au présent n’a-t-il de valeur qu’une fois
patrimonialisé ? Et qu’est-ce que c’est que la patrimonialisation dans ce
cas ? Il me semble qu’il y a responsabilité de la bibliothèque non pas
tant la définition du patrimoine qu’envers ce qui se transmet et porte ce qui
fait l’objet d’une patrimonialisation pour une communauté qui non seulement
produit, mais a accès et entretient un objet de savoir. Quand je dis
communauté, je parle de celle qui a fait la carte, mais de toute autre
d’ailleurs qui découvre ces récits, veut y avoir accès, veut l’entretenir, parce
que cette carte de récits est devenue un bien commun. Ce travail de devenir
bien commun, que j’appelle là faute d’avoir approfondi la question patrimonialisation,
est à mon avis encore trop oublié par les bibliothèques.
A plusieurs reprises cette année,
j’ai dit que j’essayer de développer un concept que j’appelle d’hospitalité
documentaire. Il s’agit de questionner comment la bibliothèque peut accompagner
la mise en récit de l’habitation du monde. Cela passe d’abord par un travail
sur l’accessibilité des différents récits, qui passe par un travail bien
bibliothéconomique à mener sur les critères de légitimation de la mise en accès
des différents produits documentaires et qui revient à se demander quelle place
nous donnons aux différents récits du monde dans l’ensemble de nos collections.
Je crains que les bibliothèques ne soient pas encore d’une grande hospitalité
documentaire. J’en veux pour preuve leur difficulté à relier leurs propres
collections : le catalogue des documents physiques, le catalogue des
documents numériques, le catalogue des vidéos de conférences, le catalogue des
ressources produites par la bibliothèque, etc. Si les bibliothèques ne sont pas
prêtes à une hospitalité documentaire de leurs propres ressources, alors les
ressources produites hors des circuits standards de l’édition risquent de rester
longtemps en marge des parcours offerts par la bibliothèque, y compris quand
ces ressources sont produites pendant des ateliers participatifs à la
bibliothèque. C’est d’autant plus dommage, qu’il y aurait là une véritable
opportunité d’un travail d’éditorialisation par et pour les bibliothèques.
C’est d’ailleurs ce que nous avons essayé de faire avec le projet PLACED, qui
vise à proposer des interfaces qui permettent de circuler entre les récits et
les savoirs produits dans les activités organisées par les bibliothèques et les
collections de cette bibliothèque pour observer comment ceux-ci dialoguent et
créent un nouveau récit. Nous avons essayé d’expérimenter cette hospitalité
documentaire et de voir comment les savoirs produits dans les activités peuvent
entretenir une conversation avec les savoirs qui sont légitimés par le tampon
de la voie habituelle de l’édition. Ce travail reste encore exploratoire et je
compte bien vous reparler de cette hospitalité documentaire, dès que j’aurais
trouvé un nouveau terrain pour étudier cette question.
La seconde entrée que je voulais
prendre sur la question des récits et de la bibliothèque est celle liée non pas
au devenir des récits, mais liée aux habitants qui partagent ou sont
susceptibles de partager ces récits. Actuellement il y a un mouvement qu’on
appelle des écosophes, avec des gens dont j’ai déjà parlé comme Donna Haraway,
Bruno Latour ou Natassja Martin et d’autres comme Vinciane Despret ou Baptiste
Morizot. Ces chercheurs s’intéressent notamment à la manière dont les
communautés animales ou humaines habitent le monde et peuvent livrer des récits
d’un autre rapport à la construction du monde. Les récits existent certes, mais
à qui donne-t-on la parole ? Qui va parler ? Qui peut parler sans
même qu’on lui donne la parole ? Quelles sont les communautés qui parviennent
à occuper l’espace public ? Car habiter le monde, c’est aussi occuper
l’espace public. Cette question a été abordée par nombre de personnes en
sciences de l’information, notamment par des spécialistes des médias. Je m’y
intéresse là par la bibliothèque. J’ai parlé tout à l’heure d’accessibilité des
récits, mais encore faut-il que des récits pluriels, variés soient produits.
Ici, il s’agit donc de s’intéresser plutôt à la visibilité. La bibliothèque
pourrait déjà avoir pour message d’appeler à ces récits : « vous
habitez le monde, venez habitez la bibliothèque, institution culturelle à
l’image du monde. Habitez-nous ! ». Ce serait une véritable
hospitalité. Le fait est que nous avons
un grand nombre d’exemples de bibliothèques qui travaillent à cette visibilité
des plus invisibles via des temps de rencontre, des expositions, etc. Néanmoins
cette volonté de donner de la voix à, rencontre au moins trois difficultés :
La première difficulté est qu’il
n’est pas certain que toutes les communautés qui portent des récits distincts
ait fait de la mise en public de ces récits, de leur médiatisation, un souci.
Il ne s’agit pas seulement d’avoir un espace médiatique, mais aussi d’avoir le
souci de médiatiser. Cela rejoint ce que je disais que l’hospitalité
documentaire et son corollaire qui est de dire que pour produire des biens
communs, il faut aussi accepter l’idée que vivent hors de la bibliothèque, dans
des réseaux de construction de narration qui ne sont pas celles de la
bibliothèque, d’autres intelligibilité que celles que nous produisons. C’est de
la responsabilité peut-être de la bibliothèque de porter le souci de médiatiser
et de considérer la médiation comme non pas le lien entre nos collections et
les habitants, mais entre les habitants et des collections qui se construisent
du fait même de cette médiation. Quand
je parle de responsabilité et de souci, vous me voyez venir, j’en appelle à une
approche éthique de la bibliothèque et de la médiation, qui passerait notamment
par une mise en pratique de l’éthique du care d’un point de vue
bibliothéconomique. Natassja Martin parle d’un besoin d’une « écologie de la relation »[16].
Il me semble en effet que nous avons besoin de développer des expériences
sensibles, des expériences d’empathie permettant d’être à l’écoute et à
l’attention de ce qui est vécu. Il ne s’agit pas d’être dans la situation du
soignant qui fixe les choses, qui arrive avec un coussin pour que nous ayons le
dos mieux ajusté. Il nous faut travailler avec les personnes les plus
concernées et nous soucier aussi du fait que le continuum de vulnérabilité nous
intègre. Ce que permet le care, c’est
de prendre conscience que nous habitons le monde aussi, et qu’une institution
publique culturelle ne peut se vivre hors du temps, hors de l’espace, comme
dans un monde inventé, celui auquel on aspire et qui est toujours confronté à
la crise parce que ce monde-là n’est jamais réalisé.
La deuxième difficulté est que, comme
je l’ai écrit par ailleurs[17],
exposer, c’est aussi s’exposer. Donner à voir ce dont on peut et veut parler. Cela
rejoint des débats que connaissent les bibliothèques. Par exemple en 2017 au
sein de l’ALA, il y eut nombre d’échanges sur la neutralité de la bibliothèque
et la possibilité de continuer à être neutre. Or, si la bibliothèque se fait le
lieu des récits du monde, est-ce que cela doit être le lieu de tous les récits
du monde ? Est-ce qu’il y a des récits qu’il nous faut décider de ne pas
exposer et selon quels critères ? Je ne vais pas m’étendre sur la
question, parce que cela a fait l’objet de l’épisode 7 du séminaire[18].
Pour résumer, je disais dans cette introduction à un atelier sur les
incertitudes et les convictions que le rôle de la bibliothèque pouvait être de
créer des espaces d’échange et de représentation des réalités, mais cela ne
suffit pas. J’ai essayé de dire que nous pouvons concevoir notre rôle autour
des récits de résistances aux situations que nous qualifions de crise, en
reconnaissant aussi que ces récits ne sont pas ceux de la temporalité de la
crise identifiée par les médias. Cela ne signifie pas que les choses vont bien.
Au contraire, cela signifie bien que le monde est en bouleversement, mais en
bouleversement partagé et donc avec des récits partageables. Plutôt que de
parler de crise, je préfère donc parler de troubles. Nous vivons dans un monde
troublé. J’ai dit aussi que la bibliothèque habite elle aussi le monde. Et j’ai
parlé de responsabilité. Or Donna Haraway explique que nous ne nous contentons
pas d’habiter le trouble, nous sommes aussi le trouble. Elle écrit :
« On hérite d’histoires
complexes, [il faut] assumer que nous y sommes mais également que nous en
sommes. »[19].
De fait, en donnant écho à ces voix inaudibles, en suscitant des débats et des
nouveaux parcours de récits dans nos ignorances, la bibliothèque suscite
également de nouveaux troubles, de nouvelles modalités de vivre dans ce monde,
de nouvelles histoires. Arango, que j’ai déjà citée, dit « habiter le trouble, c’est accepter la
précarité des gestes, des récits, des pratiques de soin et de réhabilitation
déployés pour composer avec les ruines. »[20].
Dans tout ce qui nous semble mis en péril, la question n’est pas :
qu’allons-nous créer pour que ce monde aille bien demain, mais comment vit-on
dans ce monde aujourd’hui et comment ce qu’on déploie sur ces ruines nous
permet de construire de nouvelles fondations pour demain. Il s’agit de parler
du trouble pour troubler le présent et proposer une nouvelle présence au monde.
Ainsi, la bibliothèque, si elle est dans le trouble et pour le trouble, n’est
rien moins que subversive. C’est dans l’ensemble des récits qu’elle va mettre
en commun, dans l’ensemble des récits qu’elle va proposer, des récits qu’elle
va éclairer, qu’elle va créer cette subversion, cette possibilité de déviation,
cet événement. Ou alors elle est inutile. Avons besoin de la
bibliothèque ? Les bibliothèques doivent rouvrir, parce qu’on a besoin de
ces récits, mais la bibliothèque est indispensable si elle assume totalement ce
conflit, ce trouble dans une société qui ne permet plus une neutralité effacée,
hors du temps. La neutralité doit permettre de mettre en rapport des
histoires différentes, et ne jamais être un retrait face à ce qu’on vit dans le
monde.
Enfin troisième difficulté pour
cette visibilité est que l’éloignement des circuits de médiatisation des récits
conduit aussi à des déficits de compétences en matière de médiatisation ou plus
encore à des différences de paradigmes informationnels qui conduisent à ne pas
concevoir la diffusion de l’information avec la même approche que celle des
médias ou que celle des bibliothèques. Il y a mon sens à creuser autour de ces
questions qui relèvent à la fois des sciences de l’information et de
l’anthropologie. Je ne suis pas la seule à m’y intéresser et j’ai bien le
projet de me plonger dans ces questions. Disons juste pour l’instant et assez
rapidement par conséquent, je souhaite noter, du point de vue tout à fait
bibliothéconomique, qu’on observe en Amérique du Nord le développement de la
notion de littératie communautaire. Il s’agit d’accompagner les communautés à
trouver visibilité, à donner écho à leurs conceptions du monde, à leurs
épistémologies, qui sont moins exposées, moins médiatisées, moins audibles. Cela
voudra dire confronter le paradigme informationnel de la bibliothèque et celui
des communautés en question et par conséquent d’être à l’écoute des nuances qui
peuvent conduire à des usages différenciés des outils, à des constructions de
parcours dans l’ignorance et dans les savoirs différents des parcours que nous
avons anticipés. Cela ne pourra qu’être riche. Si on ne parle pas de littératie
communautaire en France, on parle de plus en plus de droits culturels et il y a
un enjeu à se saisir de cette notion, non pas pour dire que la bibliothèque
doit refléter toutes les communautés d’un point de vue quantitatif, mais
peut-être bien d’un point de vue qualitatif sur l’appréciation de ce qui fait
récit, de ce qui fait l’information. Ceci est un appel à sortir du rêve de la
bibliothèque participative pour assumer d’être une bibliothèque participante.
J’entends par là, une bibliothèque qui participe à ce qu’il se passe, attentive
aux troubles (qu’elle croise et qu’elle produit), utile à la société dans les
lieux où elle est en train de se construire, même s’ils paraissent anecdotiques.
Nous avons besoin dans ces espaces de construction de nouvelles fondations de gens
qui savent comment se repérer dans les savoirs, et y circuler : quelqu’un
qui sait tenir la pelote de laine de la bibliothèque de Terry Pratchett.
Pour conclure, il me semble qu’en
transmettant ces récits, en acceptant l’incertitude, le conflit, la dissension,
la bibliothèque peut entendre faire de la démocratie narrative en un sens large
: à la fois dans la démocratisation de l'expression des récits singuliers par
possibilité pour le peuple d'agir par le langage, la narration et construction
d'un récit commun, et dans l'accès et la possible réappropriation de ces récits
singuliers par toute la communauté via un récit commun sur lequel la démocratie
peut se construire aujourd’hui, et du coup peut-être demain.
Voilà pour mes réflexions de
clôture du séminaire. Comme vous le comprenez, ce n’est que le début. Je
voulais remercier toute les personnes qui ont participé à ce séminaire pour
leur présence, leur manière de m’aider à questionner ces petites idées qui
flottent et qui petit à petit, à force d’échanges et de discussion, commence à
dessiner la trame de quelque chose. J’espère que ce séminaire vous aura apporté
autant qu’il m’aura apporté : le sentiment d’appartenir à une communauté
professionnelle très désireuse de questionner se fondations, l’expérimentation
de nouveaux outils de travail collaboratif, de nouveaux compagnons et compagnes
de route pour étudier la bibliothèque, un beau cadre avec mon nom dedans (pour
le prix Livre Hebdo), et l’opportunité de digérer ma thèse pour passer à autre
chose et me projeter dans de nouveaux projets de recherche. Pour tout ça,
MERCI !
Raphaëlle
[2] la conférence pour l'EBSI a été
enregistrée, elle est visible à l'adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=j-cU5vYGBCc&feature=youtu.be&ab_channel=EBSI_umontreal
[9] https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2020/08/07/nastassja-martin-nous-vivons-une-crise-du-recit_6048421_3451060.html
[12] https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2020/08/07/nastassja-martin-nous-vivons-une-crise-du-recit_6048421_3451060.html
[13][13]
https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2020/08/07/nastassja-martin-nous-vivons-une-crise-du-recit_6048421_3451060.html
[14] https://www.terrestres.org/2020/03/06/continuer-une-exploration-du-chthulucene-avec-donna-haraway/
[16] https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2020/08/07/nastassja-martin-nous-vivons-une-crise-du-recit_6048421_3451060.html
[17]
Voir : Bats, Raphaëlle. “Exposer / S’exposer : les bibliothèques
narratrices des voix inaudibles.” Documentation et Bibliothèques, vol. 66, no.
1, 2020, pp. 19–29, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02476932.
Et Bats, Raphaëlle. “Pluralité, Visibilité, Responsabilité : La Désinformation
Comme Exhortation Au Rôle Politique Des Bibliothèques.” Décoder Les Fausses
Nouvelles et Construire Son Information Avec La Bibliothèque, vol. 48, Presses
de l’Enssib, 2020, pp. 83–92, fr.
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