Espaces, lieux, routines : le texte de l'épisode 2 #BiblioCovid19
Bonjour,
Bienvenue dans l’épisode 2 du séminaire les bibliothèques en temps de covid 19, épisode consacré à la question suivante : que sommes-nous quand nous n’avons plus de lieux.
la vidéo : https://youtu.be/yW6lGn4qEa8
la vidéo : https://youtu.be/yW6lGn4qEa8
Le texte en PDF : https://drive.google.com/open?id=1kGqqyPEOCLWPVs7JgNfn8iGI6vb5qn6S
Une bibliothèque est considérée
comme un lieu de savoir où les hommes comme les savoirs eux-mêmes circulent ;
Parler de circulation n’est pas anodin. C’est dire que la bibliothèque est un
lieu qui met en mouvement physiquement comme intellectuellement. Une bibliothèque
ne saurait-être un pur comptoir. Elle est le voyage. Celui qu’on fait dans ses
espaces pour chercher et trouver des documents ou plus généralement de savoirs
sous les diverses formes proposées aujourd’hui en bibliothèque, mais aussi
celle est le voyage qu’on fait pour se chercher et se trouver comme individu et
dans son rapport au monde. ; le savoir étant un instrument au service de
la construction de soi et de l’émancipation.
Mais voilà les bibliothèques ont
fermé leurs portes. L’espace de la bibliothèque comme la bibliothèque et ses
espaces ne sont plus un lieu de voyage. D’ailleurs le voyage lui-même n’est
plus. Le confinement est un rétrécissement à la fois de l’espace de circulation
et des lieux d’immobilité. Alors comment pour les habitants entamer des voyages
immobiles, comment pour les bibliothèques accompagner ces voyages ?
Peut-être faut-il commencer par rappeler
que cette contrainte du rétrécissement de l’espace qui nous est nouveau ne
l’est ni pour certains de nos concitoyens, ni pour les bibliothécaires. Les
personnes âgées, les personnes hospitalisées, les personnes détenues par
exemple sont des personnes qui font des expériences de confinement d’autant
plus douloureuses qu’elles sont pour certains sans espoir de déconfinement et
pour d’autres la marque d’une exclusion que le déconfinement n’effacera pas,
bien au contraire, et là je parle de la prison comme de la maladie. Les bibliothécaires
savent prendre soin de ces publics que dans notre jargon nous appelons
« empêchés ». La différence avec le confinement actuel réside dans le
fait que les bibliothécaires aussi sont confinés et ne peuvent proposer comme
réponse au confinement la visite et que ce confinement est étendu à toute la
population.
Alors comment appréhender à la
lueur de ces expériences de confinement ce nouveau rapport à l’espace que le
confinement d’une part et le déconfinement d’autre part vont susciter ?
Commençons peut-être par la
notion d’espace public.
L’espace public est une espace
dans lequel on circule à la vue des autres, en ce sens il s’oppose à un espace
privé, qui relève de l’intime. L’espace public est aussi un espace dans lequel
on circule librement à condition de respecter certaines règles de co-présence
dans l’espace à la différence d’une espace ouvert sous contrainte, dans lequel
on ne peut entrer qu’à condition d’en avoir l’autorisation. Qu’est-ce que je
veux dire par là ?
Un espace public est un espace
dans lequel un ensemble de règles définit l’usage de cet espace, mais ce sont
des règles qui ne contraignent pas l’entrée dans et sur l’espace. Ainsi, je
peux sortie nue de chez moi et entrer nue dans l’espace public. Je n’y resterai
pas longtemps car rapidement la police qui incarne la mise en respect de ces
règles de vie dans la cité viendra m’arrêter et m’extraire de l’espace public.
Un espace ouvert sous condition
est un espace dans lequel même habillée, je ne pourrais pas rentrée si je n’ai
pas la condition qui me l’autorise. Prenons un exemple : une bibliothèque universitaire
qui ne fait rentrer que les étudiants de son université après vérification de
leur carte n’est pas un espace public. C’est simple !
Revenons à l’espace public et ses
règles. Dès lors que l’espace public comporte plus de règles limitant la
circulation que de possibilité de faire circuler les hommes, les objets, les
idées, alors on est dans un espace public plus policier que politique. Pour un
philosophe comme Habermas, il faut valoriser dans l’espace public des sphères
publiques qui sont des lieux où on discute, on débat et qui participent à la
mise en public des idées et des opinions des citoyens, jusqu’à pouvoir en informer
les décisions des décideurs. On retrouve cette idée d’ailleurs à la base d’un
travail que vous connaissez bien et qui est celui d’Oldenburg sur les troisièmes
lieux. A côté de cet espace de circulation et de publication des corps et des
idées se tient doc un espace public sous contrainte dont l’ensemble des règles
est le marqueur d’un affaiblissement de ce qui peut être publicisé. Voir les
textes de Sennett.
Prenons un exemple. TV5 monde a
fait un article sur le fait qu’au Panama et au Pérou le confinement amène une
nouvelle règle d’utilisation de l’espace public. Trois jours sont réservés aux
sorties des femmes, 3 jours aux sorties des hommes, et personne ne sort le dimanche.
Alors dans ces conditions, quid des personnes transgenres ? Doivent-elles
sortir en fonction de leur carte d’identité ou de leur genre ? Et à Paris
en ce moment, si je sors entre 10h et 19h en tenue de sport, est-ce que je
risque de me faire contrôler pour voir si ma tenue indique un désir de faire du
sport ?
Manuel Delgado parle de l’espace
public comme idéologie de la domination. Plus encore, plus l’espace public est
policier, moins c’est un espace dans lequel nous pouvons devenir sujet. Body
Gendront écrit dans un article : « C’est dans les espaces publics que
resurgit le sujet, chacun perçoit en effet dans l’étrangeté de l’autre la
garantie de sa propre singularité ». Mais si l’espace public est trop
contraint alors ce que je peux montrer de ma singularité est effacé au profit
d’un usage de l’espace public le plus normé possible. Parmi ces contraintes, il
y a les obligations : quand on sort ? comment on s’habille ?
comment on parle ? Delgado parle de travail de mondanité qui
« requiert l’effacement, ou du moins l’estompage de l’identité qui n’est
pas celle strictement adaptée à la situation. »
Alors me direz-vous quid des bibliothèques ?
Les bibliothèques aiment se concevoir comme des espaces publics facilitant la
circulation, bien que répondant à des règles d’usage du lieu. Mais
demain ? Quand nous rouvrirons, quel espace public politique, policé,
policier, saurons-nous ou pourrons nous incarner ? et dans quelles
conditions ? Cette question sera l’une de celles que l’atelier vous
proposera car s’il nous faut penser aujourd’hui, il nous faut surtout regarder
vers l’après.
Cela étant, regardons aussi
aujourd’hui.
La bibliothèque est donc un lieu,
espace public peut-être, bâtiment surement. Mais un lieu ? En anglais, il y a plusieurs mots pour
traduire le lieu. L’un d’eux est location,
qui situe le lieu géographiquement. L’autre est venue qui fait référence à ce qu’il va advenir dans ce lieu. Le
troisième est « place ».
Pour Hendrik Korsgaard, chercheur en interaction homme machine danois, qui
travaille sur la conception de dispositifs numériques, un lieu (au sens de
place) est à la fois :
- · Une géographie : c’est ici et pas ailleurs
- · Un environnement : lie où on telle ou telle activité, fréquenté par telle ou telle personne
- · Et une culture : ensemble de valeurs représentés et représentant ce lieu.
Ces lieux ont normalement une évolution
lente. Ils sont doté d’artéfacts qui ont qu’il est identifiable et qui
déterminent les activités qui y sont faites. Pour nous ce serait les livres ou
le chariot. Il s’y passe des interactions et la co-présence de différents individus
mus par le même désir de réaliser les activités proposées, fait du bâtiment un
lieu porteur de sens pour ceux qui l’utilisent, l’animent et l’habitent.
A ce titre, à n’en pas douter la
bibliothèque est un lieu, a place. Mais Korsgaard dit « si un des éléments
(géographie, environnement culture) change, le lieu change ». Or deux des
éléments au moins ont changé. La géographie pour commencer puisque la
bibliothèque est fermée. L’environnement ensuite, puisque le lieu dans lequel
on peut faire l’expérience de la bibliothèque est devenu un lieu clos (la
maison) où les interactions sont réduites.
Le lieu a donc changé. Mais peut-on
reproduire le lieu ailleurs ? Par exemple, un environnement virtuel peut-il
être considéré comme un lieu ? Peut-il faire office de lieu en l’absence
d’un bâtiment ?
Jane Jacobs à propos de la ville
parle « d’architecture d’empathie », tant un espace est aussi un
espace d’appartenance. Il en va de même ici : le lieu virtuel que la bibliothèque
voudrait être en temps de confinement peut-il se doter du même sentiment
d’appartenance ? de la même architecture d’empathie ?
Cette question, l’informatique se
la pose depuis longtemps via quelque chose qu’on appelle la conscience
mutuelle. Une étudiante en anthropologie politique me disait l’autre
jour : « je ne peux pas faire mes entretiens en visio parce que je
peux pas observer correctement ». elle parlait d’observer les postures de
ses interlocuteurs. Elle parlait d’entrer véritablement en interaction avec
eux. L’outil numérique loin de créer un espace de proximité installe des
barrières physiques. Ces barrières peuvent être utiles. Chloé Delaume, dans son
dernier livre, dit que devant ou derrière son écran, on peut livrer son
intimité (de victime, elle parle de Mee too) en toute sécurité. Cette distance
physique doit-elle nécessairement être une distance sociale ? Comment
faire naître l’émotion dans la distance ?
J’aurais bien une première
réponse à faire qui serait ce que j’appelle ma théorie du renard. Vous savez le
Petit Prince et le renard. Celui-ci dit à l’autre que pour l’apprivoiser, il
doit venir tous les jours à la même heure de sorte que le renard un peu avant
l’heure d’arrivée du petit prince soit ému de son savoir son arrivée proche,
pense à se cheveux en voyant les champs de blé, etc. J’aurais donc tendance à
dire que régularité et récurrence sont deux mots clés de cette conscience mutuelle.
Mais cela ne suffit pas. Car il ne s’agit pas seulement que l’usager ait
conscience de la bibliothèque, mais encore que la bibliothèque ait conscience
des usagers et les usagers conscience les uns des autres.
Hollan et Stornetta, dans un
article appelé Beyond Being there, écrivent à ce sujet : « Nous voudrions
créer un système qui permette la même richesse et variété d’interaction sans que
la distance soit un souci. » Comment faire cela ? Comment faire pour que
dans l’usage des outils numériques que nous allons utiliser pour devenir notre
lieu pendant le confinement nous puissions à la fois recréer cette co-présence,
ces interactions, ce sentiment d’appartenance ? La vidéo
suffira-t-elle ? quelles informations devrons-nous faire circuler, sans
porter atteinte à la vie privée des personnes, pour humaniser ces relations et
faire société dans le numérique ?
Niloufar Salehi fait l’hypothèse
dans son projet HIVE qu’il s’agirait de faire circuler les hommes plutôt que
les idées. Imaginez qu’au lieu de reproduire vos groupes tricot, robot, lecture
audio, vous mixiez les publics de ces différents groupes pour créer de
nouvelles interactions…
L’atelier que nous allons faire
vous invitera à traiter de cette question à partir de la notion d’hospitalité
pour penser l’amélioration de ces expériences de lieu et de lien virtuel. Si je
parle d’hospitalité, ce n’est pas pour rien. Habituellement vous accueillez les
usagers. Là ce sont eux qui sont vos hôtes et vous accueillent en leurs lieux.
Ceci nous amène à mon troisième
point qui est celui du lieu qu’est la maison, l’habitat.
L’espace privé est celui de
l’intimité. En ce moment le confinement fait que l’espace privé devient de
moins en moins intime. D’abord parce que nous partageons l’espace et le temps
avec d’autres, plus que d’habitude. Ensuite parce que nous publicisons davantage
notre intimité. On raconte et on montre son confinement : photo de sa bibliothèque
personnelle pour le #bibliosolidaire, photo de ses enfants pour le GettyMuseum
Challenge, photo de sa cuisine, de son bureau, de sa tenue, de son pain, etc.
Ce qui était déjà très exposé l’est plus que jamais. Les visio qui laissent voir
une petite tête d’enfant, ou entendre les cours de maths du cadet, ou voir le
chat, etc.
Et néanmoins c’est dans cet
espace privé que la bibliothèque souhaite se trouver une place, comme un objet,
comme une routine du confiné. Dns un article sur la routine Crabtree et Rodden donnent
l’exemple du circuit du courrier depuis son dépôt dans la boite aux lettres et sa
circulation dans la maison. Chez moi c’est facile, celui qui le prend le pose à
un endroit où on l’oubliera aussitôt, chez d’autres le courrier suit un circuit
très organisé entre des lieux où on en prend connaissance, des lieux où on
l’utilise, des lieux où on le met à disposition d’autres ; Comme pour le
courrier nos espaces d’habituation sont le lieu de multiples routines qui ont
en commun d’être toutes bouleversées par le confinement. Celui-ci introduit un nouvel
ordre : soit un nouveau rythme, soit de nouvelles routines.
Nous vivons des ruptures d’usage de
nos lieux et activités routinières. Je ne mets plus le réveil pour réveiller
l’enfant, car il n’y a plus d’école. Je ne m’habille que quand je me filme, etc. ;
Je suis passée d’un rythme temporellement contraint avec peu de temps pour ma
famille, à un rythme physiquement contraint avec peu d’espace mais beaucoup de
temps avec ma famille. Alors quelles routines subsistent ? lesquelles
changent ? Et y a-t-il de la place pour la bibliothèque dans ces
routines ? J’en vois déjà 1 : cuisiner ou se faire à manger est
devenu une nouvelle routine, quand n’y a ni livraison, ni resto, ni cantine pro
ou scolaire. Où est la bibliothèque dans cette routine ? J’ai une ou deux
idées et je vous propose que l’atelier soit l’occasion d’entre les vôtres et
d’en discuter.
J’aurais encore beaucoup de
choses à dire, notamment sur la véritable capacité de la bibliothèque à être un
lieu (place), mais je voudrais finir sur cette description du travail de Michel
de Certeau à propos de son livre « L’invention du quotidien ». Il est
dit qu’il enquête sur « l’inventivité des gens ordinaires [pour moi ici nos
usagers et nous-mêmes], dont les manières de faire font des espaces public et privé
des lieux de vie possible ».
A nous d’être inventifs, à nous
de trouver où réside l’inventivité de nos concitoyens, à nous d’entrer en
résistance pour que l’espace public soit toujours le lieu où l’on fait société.
Merci de votre attention.
Je vous invite donc maintenant à
rejoindre les ateliers à 14h, mais avant cela je dois remercier Aurélien Tabard
(LIRIS, Lyon 1) pour ses conseils de lectures et idées sur l’espace et le lieu,
qui ont beaucoup joué sur la forme de l’atelier et le contenu de cette
présentation. Je remercie également toute l’équipe des animateurs et animatrices
de cet après-midi.
Et merci à vous,
Raphaëlle
Merci beaucoup, j'apprécie le texte qui nous amène réfléchir et à être plus attentif sur les questions d'espaces et nos environnements de vie et de travail (tantôt séparés tantôt unis.
RépondreSupprimerbonsoir, et merci beaucoup pour votre message. C'est très aimable !
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